GO UP
AUTOBUS NOMMe DeSIR

AUTOBUS NOMMÉ DÉSIR

 

Un autobus nommé désir

 

« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ». Immortalisée par le poète Gilles Vigneault, cette sentence est devenue emblématique dans une province où le froid n’est pas à prendre avec des pincettes, ni au second degré d’ailleurs. Voici un épisode extirpé de ma mémoire qui vaut, je pense, tous les discours…

 

Vendredi 29 janvier 2010, à Montréal. Il doit être 19h. Je viens de raccompagner deux amis à l’aéroport Trudeau. Je patiente en attendant mon bus. 

À vrai dire, j’attends mon sauveur. Attendre son bus un soir d’été, c’est une partie de plaisir, mais un soir d’hiver au Québec, ça devient une épreuve. 

Ce fameux soir, le thermomètre affiche -22, mais le vent, grand prince, a majoré l’addition avec un petit pourboire de -10. 

Au-dessus de ma tête, la lune est pleine comme un œuf, gorgée de cette lumière qui ne réchauffe que les pensées. 

Ce n’est, après tout, qu’un astre mort… comme les doigts de pieds qui gisent au fond de mes chaussures. 

Je ne suis pas tout seul sur ma banquise. Nous sommes une quinzaine de pingouins à poireauter, les lèvres scotchées par l’atmosphère sibérienne. 

Deux personnes rompent le silence en échangeant quelques mots. 

 

Je constate avec amusement que nous avons tous adopté la même position. La file indienne est devenue une colonne de survie, le dos tourné au froid saisissant qui irradie nos vêtements. 

Nous regardons tous dans la même direction, en suivant du regard le moindre autobus aperçu au loin. 

À -32, les minutes paraissent des heures. Pour conjurer le temps glacial, chacun sa méthode. Moi, je laisse échapper quelques jurons discrets. 

Je dois rester digne, faire comme tout le monde, me taire et attendre. Et sans doute mourir si ce satané transport en commun n’arrive pas très vite. 

Le premier ne sera pas le bon. Ni le deuxième et les quatre suivants. Il n’y a pas plus interminable qu’une attente dans une nuit sans chauffage. 

J’ai remonté mon écharpe sur mon nez, dans l’espoir de liquéfier les glaçons qui ont investi mes narines. Elle sent bon, mon écharpe. C’est mon seul réconfort à cet instant précis. Une odeur de laine comme un éclair de printemps. 

J’ai aussi entamé une petite danse des genoux. J’envie tous ces automobilistes dans leurs radiateurs ambulants. 

Arrive un autre bus. Le septième. J’ai compté. Quand l’attente est un supplice, on compte. C’est le bon. À mes yeux, c’est même le Messie. 

Nous remplissons les espaces encore vacants. Plus on est de fous, plus on vit, que je me dis. 

Mon corps paraît moins rigide, plus mou. Le sang circule encore. Il y a du givre sur les fenêtres à l’intérieur, mais je suis vivant. 

Les extrémités de mon Pôle Sud sont encore endolories, mais la fonte est pour bientôt. Pas la fonte des ongles. Heureusement. 

 

Olivier Pierson